Et si le désir était ce qu'il nous reste quand la volonté s'épuise?
Bonjour Annely, bonjour à tous,
Heureuse de vous retrouver aujourd’hui en direct, avec le printemps qui nous a rejoint tout dernièrement et qui se joint à moi aujourd’hui, pour vous parler du désir…
Le désir est le thème du Printemps des poètes de ce mois de mars, le désir, cet obscur objet se prête sans doute bien au mouvement de la poésie par son mystère et une forme de dépassement de la raison qui le caractérise.
A propos de Cet obscur objet du désir, le dernier film réalisé par Luis Bunuel en 1977, Jean-Claude Carrière, qui a coécrit le film avec Bunuel dira: que le désir semble être une bien étrange mécanique, entêtante, obsédante parfois à tel point que que c’est l’état même du désir dont nous somme désireux. Désirer nous fait nous sentir vivant.
Le désir nous tiraille, nous provoque… Nous vivons à travers une continuelle projection de nos désirs sans savoir exactement dans quelle direction va le le désir... Quel est l'objet réel du désir? Que désire t-on?
Désirer faire la fête avec ses ami.es, manger un gâteau, réaliser un voyage rêvé de longue date, désirer une personne...
Et en ces temps de restrictions et d’adaptations au quotidien, nos désirs semblent confiner à l’impossible, se réinventent sans cesse, forcés et contraints à changer d’objet.
Mais ils nous sont permis, ils sont un monde possible comme ce qui justement peut se réinventer, à loisir, parce que par nature, le désir est/semble t-il inépuisable.
Annely: Mais est-ce qu’on peut définir le désir?
Le désir est inépuisable et à la fois porte quelque chose d’insondable, de presque indicible. Ce caractère insondable du désir se niche au coeur d’une contradiction. Il semble infini
et la période que nous traversons renforce la contradiction interne au désir: je tends vers ce qui n’est pas réalisable de suite et que je ne désirerai plus d’ailleurs si je le réalisais ici et maintenant. Et pourtant, je m‘attache au désir comme tension, vers quelque chose qui n’est même pas assuré de se réaliser, qui n’est pas situé clairement dans la réalité de mes actions, mais qui se joue comme une projection salvatrice, dans une direction que nos ignorons souvent au temps même où nous désirons/tendons vers elle.
Il ne s’agit pas de vouloir… Car notre volonté est dissemblable au désir. Alors que le désir existe par le fait même de ne pas s’inscrire dans le réel imminent, la volonté elle, est un moteur de nos actions, elle est même porteuse d’une morale pour Kant, elle tend vers le réel avec force, elle dit “je veux” et elle a le pouvoir de se déterminer vers un objet, selon ses raisons.
Le désir lui, s’accorde avec l’illusion et dit “je voudrais”. On dit souvent de lui qu’il manque de volonté justement, il serait faible (selon la raison), voire réduit au vide et à la passivité. Du côté du rêve ou de ce qui n’est pas…
Mais lui que nous disons soumis aux passions ne peut il pas s’exprimer comme liberté dans un débordement du réel?
À l’heure où nos volontés sont bousculées, alors que nous n’avons sans doute paradoxalement jamais été si présents à nous-mêmes, notre volonté fait fi d’une persévérance qui a duré et qui s’est peut-être épuisée à s’adapter extensiblement... Et nous en venons peut-être à nous manquer à nous-même. Là intervient justement le désir, comme un au-delà de la volonté… Il nous reste notre capacité à désirer, à nous réfugier dans l’illusion d’un réel “d’après” ou différent, ou fantasmé. Si le réel nous échappe, bien que cela reste troublant, implacable, difficile parfois, nous pouvons nous accorder le droit de manquer un peu au réel, comme une extension vers des rêves à habiter.
Annely: Quand la volonté manque, que peut faire le désir alors ?
Le désir viendrait nous consoler de voir nié nos volontés alors que nos actions et activités sont limitées, condamnées, reportées, annulées… Et cette difficulté à nous projeter dans cette réalité-là, serait rattrapée par la persévérance du désir en nous. Pour Spinoza : “Le désir, c’est l’essence de l’homme”. L’homme est par nature un mouvement pour persévérer dans l’être, pour exister encore et toujours plus. C’est une force croissante qui s’affirme parce que le désir est vécu comme une Joie.
Au-delà d’une temporalité classique de l’action de la volonté, au-delà des temporalités marquées et concrètes de notre quotidien, désirer nous projette vers une temporalité plus abstraite, parfois toute aussi dense, mais qui ne peut s’inscrire socialement, professionnellement, affectivement, de façon aussi évidente qu’avec la volonté.
Le désir est moins réaliste en cela qu’il est moins inscrit dans nos espaces sociaux, plus intimes aussi, jusqu’à paraitre déréel. Il submerge en quelque sorte nos actions volontaires, les dissout jusqu’à nous perdre... Le temps est dilué par le désir mais c’est notre être tout entier qui se tend par le désir, jusqu’à effacer la volonté, la dépasser dans sa force, dans son autorité.
Il renvoie à une réalité plus diffuse et vient parfois se confondre avec nos ambitions, brouiller les pistes de la raison...
Il n’est pas évident d’organiser notre désir et de hiérarchiser nos désirs d’autant plus justement qu’on se passe de l’ordre social, ou même de la nature des choses car avec le désir, les choses ne sont jamais comme elles sont ou comme elles devraient être. Par essence, le désir cherche toujours à faire exister ce qu’il aimerait qui soit, ce qu’il voudrait, ce dont il rêve, et non à connaitre ou à reconnaitre ce qui est. Le désir ne peut se contenter de la réalité. Il ne sert à rien de dire au désir “c’est comme ça”, ou “ça ne fonctionne pas comme ça”, parce que le désir ne peut pas l’entendre. Certains diront qu’il est au-delà de tout bien ou de tout mal, au-delà de la raison pour Nietzsche notamment, pour qui il est une puissance de désirer.
D’autres diront qu’au contraire nous pouvons hiérarchiser nos désirs en les calquant sur une forme de réalité matérielle (Epicure).
L’incarnation est essentielle dans le désir car il n’est jamais loin du corps et de la sensation.
D’ailleurs, pour Epicure, dans la hiérarchisation des désirs, les premiers sont les plus naturels et nécessaires, se sont ceux qui permettent au corps de vivre, ni plus ni moins, sans couper les nécessités du corps de celles de l’esprit. Il y a bien relation dans le désir, entre le corps et la pensée.
D’où sans doute cette importance du désir, de pouvoir désirer en paix (un monde d’après ou différent). Et s’il n’est sans doute pas suffisant à nos vies, il semble bien qu’il soit nécessaire.
Reconnaitre le désir, ce serait aujourd’hui dépasser une forme de réalité matérielle tout en s’y adaptant, sans s’y limiter, parce que le désir déborde de cette réalité.
Dans ce débordement se joue une poésie de l’existence, la possibilité que nous avons de penser au jour suivant qui sera meilleur, plus agréable à vivre, plus en phase nos aspirations ou notre besoin de liberté; parce-que le désir est en ce sens une épreuve de la liberté. C’est en somme la capacité à se projeter sans se sentir borné par le réel.
Et si on commande moins nos désirs que notre volonté, le désir peut d’ailleurs être plus tenace au corps et à l’esprit. Mais il est distinct de l’action et de la réalisation comme le montre le fantasme, au sens psychalytique du terme. Et si notre capacité à désirer est sans limite, tous les désirs, eux, ne sont certainement pas à réaliser… Il n’y a d’ailleurs rien de désirable ou de chose bonne à désirer en soi pour Spinoza. Ce n’est pas le caractère réalisable, bon ou mauvais qui limite le désir.
Si, plus que renvoyer à ce qui n’est pas ou aux limites de nos capacités, le désir nous disait justement ce qui n’est pas encore… Et s’il libérait nos esprits des contraintes qui nous sont imposées du dehors mais aussi par nous-mêmes?
Si nos espoirs sont rares ou que les raisons d’espérer nous semblent parfois perdre du sens, il nous est toujours possible, de désirer l’impossible.
Pour poursuivre cette célébration du printemps, je vous propose pour les prochains Croc’Philo une petite série de chroniques sur les 5 sens.
Emilie